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Approches institutionnalistes de l'« étalon-travail » sous le Troisième Reich. Peut-on assujettir la monnaie à la politique ?
Christophe Lastecoueres  1@  
1 : Centre d'études des mondes moderne et contemporain  (CEMMC)  -  Site web
Université Michel de Montaigne - Bordeaux III : EA2958
Centre d'Études des Mondes Moderne et Contemporain UFR Humanités - Université Bordeaux Montaigne Domaine Universitaire 33607 PESSAC Cedex -  France

En 1938, le Troisième Reich affiche des performances économiques et sociales en apparence exceptionnelles, alors que les économies occidentales peinent à sortir du marasme après la crise mondiale du début des années Trente. Hitler et les dignitaires nazis en sont convaincus : ils ont réussi à instaurer un ordre monétaire complètement souverain. L'originalité de la politique monétaire du Reich procède de la volonté de faire coïncider une indépendance typiquement régalienne avec l'émission d'une monnaie de crédit et l'instauration d'une politique économique orientée vers une plus grande justice sociale. En somme, la reconquête de la souveraineté monétaire à travers la création ex nihilo de monnaie permanente irait de pair avec la recherche d'une monnaie capable d'exprimer la souveraineté populaire. C'est cette combinaison originale que doit incarner l'« étalon-travail », un système monétaire national fondé sur une nouvelle unité de compte (le salaire horaire « réel » compris comme un rapport fixe, exprimé en monnaie nationale Reichsmark, entre le prix de l'heure de travail, celui du produit qu'elle crée et celui des produits qu'elle consomme) et un nouvel instrument de paiement (les « traites de travail ») qui, par le truchement d'un établissement de crédit parapublic spécialement créé pour verrouiller le système (banque du travail), peut être monnayé auprès de l'institut d'émission. Le régime aurait ainsi vaincu un mythe : piloter la monnaie en regardant aussi bien devant – par le préfinancement de la production – que derrière, en changeant la contrepartie des émissions monétaires. Si l'on reprend le vocabulaire de l'institutionnalisme, une telle politique illustrerait l'articulation entre l'autorité souveraine de l'État sur la monnaie et la promotion d'une norme monétaire à laquelle adhèrerait l'ensemble de la société, bref l'accomplissement de la « monnaie souveraine ».

La mise en œuvre de cet ordre monétaire capable de réconcilier deux sources de souveraineté a beaucoup impressionné les intellectuels de l'époque, ce dont témoigne le dialogue noué à distance entre Ernst Wagemann, président de l'institut allemand de recherches économiques (D'où vient tout cet argent ?, 1942) et Francis Delaisi, l'un des publicistes français les plus notoires (La Révolution européenne, 1942). S'il est vrai que le projet monétaire national-socialiste peut être interprété à l'aune des concepts de la monnaie souveraine, son principal enjeu est ailleurs. Il réside dans la dimension heuristique de l'« étalon-travail » qui dévoile les soubassements symboliques d'un ordre monétaire présenté comme radicalement nouveau. Les nazis voient en effet dans l'« étalon-travail » l'expression de la société dans sa totalité (Volksgemeinschaft), comme l'illustrent les représentations anthropomorphiques du Reich, qu'elles soient produites par la propagande nazie (l'affiche de 1935 représentant l'État national-socialiste) ou par les adversaires du régime (Gerd Arntz, Le Troisième Reich, 1934). Le but de cette communication est donc moins d'envisager la place de la monnaie dans le débat historiographique sur la capacité du Troisième Reich à créer un État providence (la thèse Götz Aly contestée par Adam Tooze) que de décrire comment la souveraineté de la monnaie repose sur des représentations et des mythes largement partagés dans la société.



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